La chute d'eau surplombait Matsue de toute sa hauteur. Elle se situait le long d'une petite falaise à moins de deux kilomètres du village. Des trombes d'eau s'écoulaient de près de 25 mètres de haut pour s'écraser sur des rochers gris sombres couvert d'une épaisse mousse verte et vivace. Les fougères et les arbres poussaient en bosquets luxuriants tout autour et donnaient à l'endroit un caractère secret et mystérieux, distinct du monde réel, comme séparé de lui par des frondaisons denses.
C'était l'une des retraites favorites de Ookami-sama, elle restait là des heures entières immobile et silencieuse à observer l'eau qui coulait doucement ou la fureur de la cascade elle-même.
Takuan savait qu’il pourrait la trouver là. Elle était toujours là, ça lui donnait des frissons dans le dos. Et pourtant, il était sensé être dans le même camp… Mais pour lui, jeune shinobi moyennement doué et souvent cantonné à la surveillance du village, rien que d’imaginer quelqu’un capable de demeurer dans la plus parfaite immobilité plusieurs dizaines d’heures d’affilée sans bouger le moindre muscle frisait les limites du rationnel. Et quand ce quelqu’un était réputé pour tuer d’un seul regard, il ne se sentait pas vraiment à l’aise. Les anciens et les shinobis plus accomplis, ceux qui étaient admis au sein du cercle intérieur, affirmaient à demi-mot que l’actuel Maître était sûrement le plus étrange que le clan ait jamais connu. Mais aussi probablement un des plus dévoués.
Dévouée ou pas, elle était vraiment trop impressionnante. Il frissonna, on l’avait chargé d’un message : le rapport des espions des terres des clans. Et le voila qui devait aller la trouver. Ookami-sama. Et il n’aimait pas ça.
Il en était là de ses pensées quand il écarta les dernières branches basses et pénétra dans l’espace dégagé. Comme il s’y attendait, la femme était là. Une silhouette enroulée dans un long manteau noir qui ondulait sous le souffle ténu de la brise. Takuan supposa qu’elle se tenait sur un rocher au milieu du cours d’eau, car son habit tombait si bas qu’elle semblait se dresser seule au milieu des flots, sans support aucun. Le jeune shinobi s’arrêta un instant, troublé, pour autant qu’il le sache, elle pourrait très bien réellement marcher sur l’eau… Sans pouvoir détacher son regard de la silhouette sombre qui disparaissait à moitié dans la brume soulevée par la chute, il s’approcha ainsi qu’on l’attendait de lui. Quelques foulées vives et silencieuses l’amenèrent 3 mètres en aval du Maître. S’il voulait encore approcher, il devrait mettre les pieds dans l’eau.
Il sursauta presque quand une main fine et blanche se tendit vers lui, des doigts d’une exquise délicatesse dépassaient d’une protection de poignet sombre et ouvragée, impérieux. Takuan se reprocha d’avoir pu croire être assez discret pour tromper une pareille créature. Pourtant avec le bruit des chutes… Il frissonna encore, se disant que finalement il préférait sans doute ne pas avoir à contempler Ookami-sama de face. Il n’avait jamais réussi à comprendre ce qui motivait tant d’excentricité. Et finalement en venait à penser que c’était sans doute mieux ainsi. Il tomba immédiatement à genoux, les yeux au sol et donna le parchemin ainsi réclamé.
Le Maître déroula le parchemin et le tint devant elle pendant ce qui sembla une éternité au ninja. Puis, s’en désintéressant, le laissa choir vers la surface de l’eau. Il n’atteint jamais la rivière car aussitôt après avoir quitté la main du Maître, des flammes vertes entourèrent le parchemin et le consumèrent, ne laissant que des cendres pour voguer au fil du cours d’eau. Takuan ouvrait de grands yeux et crut défaillir quand la silhouette bougea enfin. Lentement elle pivota sur elle-même, révélant le visage du Maître, ou plutôt le seul visage que le jeune shinobi lui connaissait. La faible lumière semblait comme absorbée par les contours métalliques et mats du masque et soudain deux yeux d’or étaient braqués sur le novice. Des yeux froids et calculateurs, des yeux qui exprimaient pourtant une volonté et une détermination sans faille. La louve avait trouvé une proie. Des paupières métalliques battirent brusquement et une lueur presque joyeuse étincela dans le regard prédateur. Horreur suprême, les mâchoires d’acier noir s’entrouvrirent imperceptiblement pour révéler l’ébauche d’une rangée de crocs acérés. Takuan dut faire tout son possible pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Et il reçut les instructions du Maître. La voix était douce et calme, en aucun cas déformée par le masque ou spectrale. Cela ne rendait la situation que plus terrifiante encore.
« Fais savoir aux aînés que nous allons enfin reprendre une part active dans les affaires des clans. Un émissaire de mon choix partira demain à l’aube. »
Tremblant, les yeux baissés, en signe de respect et de soumission ne put s’empêcher de parler. Il en conçut aussitôt une grande honte et se prépara à recevoir son juste châtiment.
« Et où ira cet émissaire, Ookami-sama, maître ? »
Au lieu de se voir aussitôt plongé dans les enfers souterrains pour y être donné en pâture aux démons, comme il s’y attendait, il n’entendit que cette réponse :
« En terre Seishuu, à Maruyama, bien sûr… Les sages proclament qu’Il faut tordre le cou du poulet pour faire peur aux singes… Et c’est très précisément ce que nous allons faire, mon jeune ami. »
De stupeur, Takuan releva les yeux pour découvrir que le regard doré avait encore changé. Cette fois il y avait quelque chose d’indéfinissable dedans. Le ninja crut y reconnaître l’anticipation et la satisfaction d’honorer le clan, il se hâta donc de se mettre en route pour accomplir son devoir, laissant la femme à ses pensées insondables…
Si il avait été plus observateur, peut-être aurait-il reconnu les émotions qui dominaient : la joie d’avoir l’occasion d’œuvrer enfin pour ce but qu’avaient recherché aussi bien son frère que sa mère : appliquer la parole de Dieu et libérer les Justes de leurs chaînes ancestrales. Mais aussi l’angoisse d’avoir à fouler au pied cet enseignement pour accomplir ce devoir.
Tandis qu’un jeune shinobi courrait dans les sous-bois, plus haut, une femme qui se cachait derrière le masque d’un loup serrait contre son cœur une toute petite croix en bois et priait pour avoir fait le bon choix. Mais bien sûr, personne ne répondit. Pas encore.