Se reposer un moment était agréable ; même si ça n'était pas réellement nécessaire à Tsukiyo et qu'elle aurait pu continuer longtemps, c'était tout de même ce qu'on était en droit d'attendre d'une musicienne itinérante... C'est ainsi qu'elle se retrouvait assise sur une sorte de banc, un bol de riz à sa gauche et une brochette de boulettes à la main dans cette étape de voyage le long de la route qui serpentait à perte de vue dans la plaine.
La présence des Tohan ne facilitait pas la vie au tenancier qui se montrait méfiant, mais assez sympathique. Après tout, qu'avait-il à craindre d'une jeune femme seule voyageant à pieds et n'emportant que le strict nécessaire ? Rien de plus banal que ces saltimbanques et ces marchands itinérants.
Tsukiyo était partie la veille à l'aube, endossant elle-même le rôle dudit messager de la Tribu. Qui se douterait que le Maître de la famille Kikuta lui-même se cachait sous les traits d'une innocente et inoffensive jeune femme. En plus cette petite comédie lui plaisait réellement. Pendant un certain temps elle serait autre chose que Ookami-sama, cette seule certitude lui permettait déjà de se sentir plus légère. Le devoir était une charge incommensurable mais en cet instant précis, le long de cette route sous le soleil de cette fin d'après-midi, elle se sentait bien. Elle devait afficher un sourire niais car le tenancier la fixait du regard. Pourtant, malgré l'imprudence de se faire ainsi remarquer, elle se laissa aller. Ses sens étaient en éveil mais elle s'accordait le droit d'enfin jouer le rôle de Tsukiyo pendant ce voyage.
Elle finit sa brochette et s’empara du bol de riz, soufflant dessus pour le refroidir un peu. Pas de sake aujourd’hui, ce n’était pas prudent et elle était à peu près sûre qu’elle serait déçue par la qualité de la marchandise de toutes façons. Non elle se contenterait de l’eau claire qu’elle transportait, les alcools Tohan étaient trop forts et trop peu subtils pour elle, ce n’était pas pour rien qu’elle se fournissait chez les Seishuu…
Cette pensée la fit repenser à sa destination. Rien de très sorcier en fait. Personne ne saurait qui elle était, elle aurait toute latitude de se présenter aux portes de la demeure de Dame Maruyama. La Dame étant réputée pour accueillir les artistes, ce serait l’occasion de vérifier les rumeurs. Le reste ne serait que discussion et arrangements. Dans le meilleur des cas, une alliance temporaire naîtrait dans le pire des cas, une noble dame mourrait. Mais Tsukiyo ne pensait pas avoir à en arriver là, elle espérait sincèrement avoir trouvé la perle rare qui lui permettrait d’accomplir ses desseins. Sans compter qu’il se racontait de drôles de choses au sujet de Dame Maruyama. Tsukyo avait l’intuition que la tuer pourrait être plus difficile que prévu. Elle en rit presque, chassant ces pensées négatives indignes d’une vraie croyante. Le Seigneur n’aimerait sûrement pas qu’elle, Tsukiyo Kikuta, tue plus de monde que nécessaire. Elle était déjà mal à l’aise à l’idée de devoir tuer des infidèles et des malfaisants car Kami-sama réprouvait la violence et chaque Homme était son enfant.
Elle soupira et récita en silence une prière, cherchant par là même le réconfort de cette foi pacifique. Tel était le réel problème qu’elle rencontrait : dès qu’elle s’autorisait à redevenir elle-même, sa conscience la harcelait. Elle se reprochait les morts de ses victimes ainsi que son attitude à l’égard de son clan qu’elle utilisait à son insu pour ses propres projets… Mais elle ne pouvait pas non plus rester sans rien faire et refuser de s’opposer au mal. Comme cette foi était compliquée… Elle déclarait qu’il fallait pardonner à son ennemi… Mais en même temps, parfois elle proclamait des choses beaucoup plus violentes…
« Si ton frère t'incite secrètement en disant :
Allons et servons d'autres dieux ! Tu ne jetteras pas sur lui un regard de pitié, tu ne l'épargneras pas, tu ne le couvriras pas. Mais tu le feras mourir, tu dois le tuer, que ta main soit la première sur lui pour le mettre à mort… »
Tsukiyo ne reconnaissait pas là le regard de sa mère ni la force qu’elle avait manifesté. Elle se rendait compte à présent de le justesse des croyances d’Akemi. Et les incitations à la violence ne pouvaient leur correspondre.
Elle soupira encore et repoussa ses doutes dans un coin de sa conscience, préférant penser à autre chose. Par exemple, Dame Maruyama. Tsukiyo ne l’avait jamais rencontrée personnellement. On disait qu’elle était très belle et très gentille. Elle était impatiente de voir ça. Peut être serait-ce vraiment une femme digne de confiance. Tsukiyo sourit fugitivement, laissant ses pensées vagabonder autour de ce sujet sans grande conséquence, c’était très agréable…
A quelques mètres, le tenancier observait, surpris, Tsukiyo, se demandant ce qui pouvait faire sourire une jeune femme aussi belle. Les saltimbanques étaient rares ces temps-ci avec la recrudescence de l’activité Tohan mais il en passait régulièrement… Pas d’aussi jolis, admit l’homme pour lui-même. Quel dommage qu’elle n’ait pas chanté ni même prononcé un mot. Il était certain qu’elle avait une voix à la hauteur de son apparence. IL souhaita silencieusement à la femme un voyage sans encombre et se remit à nettoyer le sol, attendant d’autres hypothétiques clients tout en gardant un œil sur Tsukiyo qui pouffait doucement en regardant un oiseau apparemment… Après tout, autant en profiter…
Sujet: Chemin faisant. 